Genèse

L'histoire de l'histoire
Innsmouth apparaît pour la première fois en sous la plume de H.P. Lovecraft en 1920 dans la courte nouvelle: Cephelaïs, (Cephelaïs) ou elle est juste nommée et située en Angleterre et non aux États-Unis. Ce n'est plus le cas quand elle revient dans deux poèmes: Le port (The port in Fungi from Yuggoth) et La cloche (The bell in Fungi from Yuggoth). Mais c'est sa novella: le Cauchemar d'Innsmouth en 1931 (The Shadow over Innsmouth), qui lui donnera sa renommée. L'accouchement de cette nouvelle ne se fait pas sans douleur. Lovecraft doute de son talent, c'est une constante chez lui liée aussi, à un certain auto-apitoiement et  un mal être certain. Mais on peut dire qu'il a de meilleur raison de se plaindre cette fois-ci. En effet durant l’été 1931 on lui refuse chez Weird Tales ou il écrit: les Montagnes Hallucinées (At the Mountain of Madness) une de ses meilleures nouvelles, et une série de récits pour une collection, chez l’éditeur G.P Putnam.

Bien qu'il s'en défende ces refus l'affecte et le font douter de ses progrès en tant qu’écrivain. La cause de ces rejets? Pour les Montagnes Hallucinées c'est la longueur inhabituelle pour être insérée dans un magazine, sinon on lui reproche son style ampoulé et trop académique qui ne corresponds pas à la ligne éditoriale, au style des «pulps» fait pour une clientèle populaire ou jeune. Lovecraft est trop... littéraire, et son style est celui du 18éme siècle qu'il affectionne tant. De plus il évite de parler des choses dont il n'a strictement aucune connaissance ou intérêt: les femmes, le sexe, l'argent, le rêve américain, etc. Ses personnages semblent sortir pour le coup d'un autre monde et cela le dessert y compris le fait d’écrire pratiquement toutes ses nouvelles à la main plutôt qu'a la machine qu'il hait. Il entreprend donc la rédaction du Cauchemar, à la mi-novembre 1931 comme un laboratoire d’expérimentation littéraire et dans l’idée de modifier son style.  

Un auteur mécontent

Il la termine début décembre 1931 et une fois de plus, il n'est pas satisfait du résultat. Voici que qu'il écrit à son ami l'écrivain August Derleth peu après avoir élaboré quelques brouillons qui diffèrent peu en substance de la version finale: " Je ne pense pas que l’expérience soit concluante. Le résultat, long de 68 pages, a tous les défauts que je déplore - spécialement du point de vue du style ou des phrases et des rythmes banals ont grossis en dépit de toutes les précautions.... User d'autres styles fut comme de travailler dans une langue étrangère. De là, je me suis retrouvé le bec dans l'eau... Non je ne vais pas tenter de proposer «Le Cauchemar d'Innsmouth» car il n'aurait aucune chance d’être accepté." Et le manuscrit finit sa vie dans un tiroir. Au rédacteur de Weird Tales, Farnsworth Wright qui lui demande cette histoire il répondra la même chose prétextant que son texte est plus long de trois pages par rapport à sa dernière nouvelle publiée (The whisperer on the dark) et que le style est "intolérablement lent" et pas facilement divisible. On ne peut faire mieux dans l'anti-commercialisme!

"User d'autres styles fut comme de travailler dans une langue étrangère."

August Derleth essaiera en vain de lui faire changer d'avis et en désespoir de cause aura recours au bon vieux stratagème maintes fois utilisé auparavant. Étant celui qui tapait à la machine les manuscrits de Lovecraft qui avait en horreur cet engin, il envoya la copie carbone, à Fansworth. Seulement si par le passé il avait pu placer à l'insu de son ami une nouvelle, cette fois ci cela ne marche pas. Farnsworth est d'accord avec Lovecraft, le texte est trop long et indivisible, mais il a adoré la novella, la trouvant fascinante. Entre temps un quiproquo a révélé à Lovecraft la manœuvre de Derleth. Il se tourne vers Clark Ashton Smith car ce dernier ayant  eu lui aussi un recueil refusé,  était passé par l'auto-publication. Lovecraft se dit que publier: les Montagnes Hallucinées et le Cauchemar d'Innsmouth dans un même livre serait une bonne idée qui en reste là. Jusqu'en 1935 ou William L. Crawford éditeur de deux magazines pulp: Marvel Tales et Unusual Stories, décide de se lancer dans l'aventure. Mais seul le Cauchemar d'Innsmouth sera finalement publié à la mi-novembre 1936.

Un ouvrage mort-né 

Malgré les relectures et les corrections apportées par Lovecraft au bon à tirer, l'impression du livre faite en Pennsylvanie par l'imprimerie du Saxton Herald est une catastrophe. La typographie est laide et les coquilles abondent. Lovecraft demandera à Crawford d'imprimer une feuille d'erratas à joindre au livre et même celle-ci sera incorrecte! Lovecraft corrigera certaines copies lui même au crayon et en grattant les lettres au rasoir pour les effacer! Hormis les quatre bois gravés faits par Frank Utpatel, Lovecraft sera en tout point déçu par cette édition, et malheureusement la seule publiée de son vivant sous cette forme du moins. Sur les 400 exemplaires prévus seulement 200 verront le jour  et ce pour des raisons économiques. Vendus, difficilement 1 dollar à l'époque ces livres mal imprimés mais rarissimes se négocient maintenant à 8000 dollars et plus!

L'expérience de l'auto-publication s'arrête là, pour Lovecraft qui meurt quelques temps après, en mars 1937,  d'un cancer de l'estomac. Lui disparu, son œuvre entière  tombe dans un casi oubli.

Et Innsmouth s'endort aussi, pour un temps...